J’animais cette semaine un atelier d’écriture avec un groupe de femmes en formation continue, des femmes du Maroc, d’Equateur, du Rwanda, de République Dominicaine, du Sénégal, dans le cadre de la semaine culturelle de leur école. Des femmes qui n’ont donc pas le français comme langue maternelle.
Il y a quelques semaines, elles devaient faire des choix dans la liste des ateliers proposés : chant-chorale, théâtre, conte, cirque, percussions, etc. Manque de pot pour moi, les organisateurs avaient oublié “écriture poétique” sur la feuille, donc évidemment, personne n’avait choisi ça.
Lundi matin, elles étaient donc cinq assises autour de la table, mises là un peu par hasard, et quatre ont d’emblée dit, en résumé, “je déteste écrire, ça ne m’intéresse pas, je voulais un atelier où on allait bouger, j’ai pas envie d’être là, j’ai envie de dormir, en plus, toutes les autres elles sont avec leur groupe-classe et là moi je connais personne”.
J’ai pris une grande inspiration, et j’ai parlé de Virginia Woolf, d’une chambre à soi à laquelle on devrait toutes avoir droit, je leur ai proposé de jouer le jeu, de se dire que là, notre salle, le temps de quelques jours, ça allait être cette chambre à soi pour expérimenter autre chose, pour voir où ça bloque et comment on peut faire.
Et puis il y a eu mardi, mercredi, jeudi.
Et vendredi, hier, le jour de la présentation de tous les ateliers. Hier matin, j’avais emmené un plaid et un oreiller, pas en clin d’oeil à celles qui voulaient dormir le lundi, mais parce qu’on avait décidé pour montrer notre travail de reconstituer une chambre dans la salle de classe. On a donc basculé une étagère pour en faire un lit, on l’a recouverte du plaid, on a mis l’oreiller. On a découpé les représentations des tableaux à partir desquels on avait travaillé, qui montraient tous des fenêtres — parce qu’après l’idée de la chambre à soi, on avait élargi le thème à “Fenêtres et toits”, et on les a accrochées dans la pièce. On a tiré les rideaux, on a mis un coeur au-dessus du lit, on a dessiné une grande fenêtre sur le tableau noir, et on a fait des rideaux avec nos écharpes. On a vidé la pièce de ses chaises, on a fait un bureau dans un coin, sur lequel on a posé les albums jeunesse que je leur avais lus tout au long de la semaine, les brouillons des choses qu’elles avaient écrites, un stylo et une paire de lunettes “pour faire sérieux”. Sur une autre table, on a mis les livres qu’elles avaient fabriqués.
De A à Z. Parce que jeudi, c’était ça. J’avais apporté les pages carrées avec leurs mots qu’on avait sélectionnés attentivement les jours précédents, les pages préparées la nuit et massicotées le matin. Quand je leur ai tendu leur exemplaire à chacune, cette liasse de feuilles cartonnées, il y a eu un grand silence et une émotion palpable et leur concentration en découvrant leurs mots sur des feuilles ivoire. Et puis ensemble, on a plié, collé, créé des couvertures, fait des livres en accordéon. Certaines galéraient alors les autres ont aidé, on a mis de la musique espagnole pour se donner du courage dans ce travail minutieux. On a beaucoup ri. Elles ont pris les cutters pour faire des fenêtres, pour que sur la couverture, on voie “être toi”, et que sur la suivante, le titre apparaisse en entier, “Fen[être]s et [toi]ts”.
Hier, donc, quand les spectateurs.trices sont arrivé.e.s, on venait juste de terminer, de finir d’installer, de ranger les derniers tubes de colle, de balayer le raphia. Les gens étaient là, debout, et S. a expliqué, Virginia Woolf, la chambre à soi, “pour avoir de la liberté”. Et on a lu à six voix un poème de liberté. Et puis juste avant la lecture, elles m’avaient demandé, en tournant les pages, “mais ça, on ne va pas le lire ?”, “et ça ? ah ça on ne le lit pas ?” alors que jeudi encore, quand j’évoquais la possibilité de lire quelques phrases, elles m’avaient toutes regardée d’un air dubitatif. Alors cinq minutes avant que les gens viennent, j’avais fait répéter son texte à N., courte pause pour les virgules, pause plus longue pour les points”, et redit à R. de bien mentionner le titre. Elles ont lu et c’était superbe, j’en avais des frissons partout et j’étais incroyablement fière d’elles. On a fini par un poème collectif appelé “Être toi”, et puis après les applaudissements, on a proposé aux gens de regarder les livres. Certaines voulaient l’acheter. Les filles ont dit, “ah non non hein, c’est un tirage ultra-limité”. Elles avaient l’air tellement heureuses.
On devait faire deux lectures, et à la fin de la deuxième, des gens sont arrivés, alors j’ai dit pour la blague, “ah zut, on va être obligées d’en refaire une troisième”, et en une seconde, elles étaient prêtes, en ligne, là, disponibles pour recommencer. Alors on l’a fait.
Plus tard, R., qui avait été la plus réticente au début de la semaine, m’a prise dans ses bras et m’a dit, “merci Amélie de nous avoir boostées comme ça. Je n’aurais jamais pensé que j’étais capable de ça. Je vais pouvoir le montrer à mon fils, c’est pas une histoire, mais j’espère que ça va lui plaire quand même. En tout cas, moi ça m’a plu.”
Voilà. Quand j’étais allée présenter cet atelier dans les différentes classes, c’était le 17 novembre, et comme tou.te.s dans ces jours étranges, j’étais sonnée, écoeurée, je me sentais affreusement démunie, j’avais soudain le sentiment que rien ne servait à grand-chose, et je n’avais pas vraiment envie d’être là, plutôt de me rouler en boule sous la couette et de ne plus en bouger. Un mois plus tard, il y a cette semaine qui touche à sa fin, et je suis infiniment heureuse de ce que j’ai la chance de vivre avec d’autres, et à nouveau résolument persuadée qu’il y a là, dans ces espaces de création, d’écoute, de bienveillance, de partage, peut-être pas des solutions, mais des graines en tout cas.
“Être toi, c’est être capable de vivre dans la joie.”