Il n’y a pas eu vraiment de confinement en Suisse. Pourtant, l’invitation à rester chez soi a largement marché sur moi. Je suis peu sortie ces dernières semaines. Dans mes tours du quartier et montées-descentes des escaliers de l’immeuble, j’ai donc eu les yeux encore plus ouverts que d’habitude. Je cherchais l’incongru, le surprenant, une touche de poésie, l’original dans les textes sur lesquels je tombais. Peine perdue. Du coup, j’ai pris des photos (moches) des textes qui m’entouraient… Et j’ai utilisé une forme poétique qui fait partie de mes préférées : le caviardage. Objectifs : pimper ces textes déprimants et dire un poil de cette drôle de période.
Un caviardage, c’est quoi déjà ?
De la censure politique à l’acte créatif
Le caviardage est un procédé créatif et littéraire qui consiste à barrer/faire disparaître une partie d’un texte existant. On n’en garde que quelques mots, quelques expressions, qui vont raconter une toute autre histoire.
Cette expression semble faire référence aux pratiques russes à l’époque de Nicolas Ier. On utilisait de l’encre noire pour rendre des des passages de la presse illisibles et pratiquer ainsi la censure. L’association d’idées “couleur de l’encre” + “Russie” a donné lieu au nom “caviardage”. En fait, rien que le nom de la pratique est déjà créatif 🙂
Si le caviardage est à l’origine pratiqué sur des textes de la presse, quand il s’agit d’atelier d’écriture et de pratique artistique, tous les textes “souches” sont permis. Vieux livres, entrée de dictionnaire encyclopédique, journal officiel, formulaires administratifs, programmes de théâtre, livres de sciences… Bref, tout ce qui contient du texte peut potentiellement devenir un support à caviardage.
L’idée : quel que soit le texte de départ, l’objectif est d’en altérer le sens premier. Il ne s’agit donc pas de “résumer” le texte initial, mais bien de le modifier. Transformez une page d’un vieil Harlequin en tract politique, une page d’un essai de sociologie du travail en poème.
Pourquoi pratiquer le caviardage ?
Travailler la langue
Mon côté enseignante me rattrape : pourquoi est-ce que j’aime tant proposer l’activité du caviardage en classe à mes élèves lors de petits ateliers d’écriture (lors du Printemps des poètes par exemple, mais pas que !) ? Déjà, parce que ça fait plonger en poésie, et ça permet aux élèves de voir qu’on n’a pas besoin de s’appeler Baudelaire, Prévert ou Rimbaud pour jouer avec les mots et écrire un poème.
On travaille l’orthographe sans s’en rendre compte, à force de chercher des adjectifs accordés correctement. Idem pour la conjugaison : un sujet singulier aura besoin d’un verbe au singulier aussi, c’est parti pour la vérification des terminaisons ! On joue sur la polysémie en s’appropriant le vocabulaire proposé et en en détournant le sens premier. Il est aussi possible de parler de ponctuation, de voir comment elle modifie le sens d’un texte. On peut aussi s’amuser à chercher des rimes et à travailler des formes poétiques : quels haïkus se cachent dans vos pages ?
Du côté des contenus culturels, on va aussi pouvoir aborder le surréalisme, la question de la censure, de la liberté d’expression. Le fait de déchirer une page de livre pourra aussi lancer la discussion. Et pas de panique, si cette idée est au-dessus de vos forces, pensez à utiliser des photocopies ratées, des journaux gratuits ou de vieux magazines.
S’exprimer sur un plan artistique
Le caviardage peut tout à fait se transformer en œuvre d’art. Au niveau graphique, on peut en effet explorer du côté de la mise en page. Que ce soit au feutre noir, ou aux crayons de couleur, à l’aquarelle, avec un dessin ou du masking tape permettant de recouvrir certains mots, le caviardage se déploie et votre imagination est la seule limite. Envie de découvrir quelques exemples ? La page de la Journée du caviardage vous en donnera l’occasion !
Et si vous faites des caviardages en classe, on peut prolonger le plaisir avec une exposition éphémère du travail du groupe, à base de pages réinventées.
Savoir ce que l’on a à dire
Comme souvent en écriture (et c’est la base du mouvement oulipien), la contrainte libère la créativité et permet aussi de nous donner un fil rouge, une ligne conductrice. Savoir ce qu’on a à dire quand on a une infinité de mots à disposition n’est pas une mince affaire. Je caviarde, tu caviardes, iel caviarde… et probablement qu’à partir du même texte, ce sont autant de caviardages différents qui naîtront. Trouver quelque chose qui nous parle dans un stock de mots réduit permet de gagner en clarté, en précision, sur les thèmes qui nous sont chers, les idées qui nous animent, les valeurs qui nous portent.
Libérer sa créativité
Quand “je n’ai pas d’idées”, les jours où “je n’ai pas d’inspiration”, le caviardage est un bon moyen de me mettre en action : pas besoin de trop réfléchir, ni d’aller chercher “bien loin”. Le premier texte qui me tombe sous la main, et un peu d’huile de coude. Je n’ai pas besoin d’écrire une nouvelle de 15 pages ou le poème du siècle, je peux aller vers de l’absurde, du rigolo, du décalé, mais simplement : me mettre en mouvement. Le geste est réjouissant et pousse à la suite.
Un petit conseil néanmoins : je vous invite à d’abord sélectionner vos mots au crayon papier avant de recouvrir votre texte au feutre noir. Une fois qu’on a commencé, c’est si exaltant (avec un petit goût d’interdit) de TOUT BARRER qu’il est difficile de s’arrêter… Et il n’est pas rare qu’on entende des jurons ou cris de désespoir quand une personne vient de rayer sans faire exprès un mot dont elle avait en fait besoin ! Ne faites pas comme elle 😉
Quelques exemples de caviardage du quotidien
Une lettre de la régie VS un caviardage
au service de / la vie dans l’intervalle
Une remontrance du concierge VS un caviardage
rien sans autorisation / ça continue / plus que 2 semaines / ça continue / indéfiniment / on doit / rester / heureux
Un règlement de la plaine de jeux VS un caviardage
Je mets / la tranquillité de mai / dehors
Un règlement de la buanderie VS un caviardage
Le présent doit rester fermé / il me manque
Du rab de caviardages du quotidien
Pour ces deux-là, je ne sais plus à partir de quoi je les ai fabriqués, mais j’avais quand même envie de les partager.
Règles : chacun souhaite jouir quand il en a besoin.
Observe la vie de chez vous / les fenêtres ouvertes #toimêmetusais
Caviardages : pour aller plus loin
Et chez vous ? Quels sont les messages secrets des textes affichés dans vos escaliers ? Vous aussi, mettez-vous au caviardage : que ce soit pour une petite escapade créative, un moment de rêverie ou pour mettre des paillettes dans votre immeuble, tous les prétextes sont bons ! N’hésitez pas à partager le résultat dans les commentaires.
Et si la technique du caviardage vous parle, peut-être serez-vous intéressé·e par ces deux autres articles que j’ai écrits sur le sujet : utiliser le caviardage pour des cadeaux d’anniversaire poétiques et faire découvrir les caviardages à ses apprenant·e·s en classe de FLE !