J’ai passé mars sur les routes et dans mon sac à dos, j’avais de beaux mots pour m’accompagner… Non pas des livres de voyages mais des livres de chemin, échos multiples aux questionnements & projets du moment. Livres prêtés et empruntés, achetés et laissés, conseillés et aimés… Quatre beaux textes d’auteur.e.s que je connaissais déjà et qu’il a fait bon retrouver.
Lectures de mars, retour aux sources
Mr Gwyn, Alessandro Baricco.
Résumé ici. J’avais découvert Baricco au lycée, avec ses Châteaux de la colère et puis Soie, et plus tard, j’ai adoré Océan mer que j’ai relu une fois par an pendant longtemps. Je me souviens d’un trajet en train Lyon-Paris pendant au début duquel j’avais lu Novecento : pianiste avant de finir le voyage bouche bée, grosse claque. J’ai aussi eu quelques déceptions, avec Baricco, mais on m’avait parlé de Mr Gwyn, et je suis tombée dessus au bon moment. J’ai beaucoup aimé ce roman autour de la question de la création et de l’écriture, j’en ai aimé les personnages et les idées farfelues, l’ambiance intrigante et la douceur.
De plus en plus souvent, cependant, ce besoin d’écrire le reprenait, avec la nostalgie de cet effort quotidien pour mettre en ordre ses pensées sous la forme rectiligne d’une phrase. De façon instinctive, alors, il finit par compenser ce manque par un rituel privé de son invention, qui ne lui sembla pas dépourvu d’une certaine beauté : il se mit à écrire mentalement, pendant qu’il marchait, ou allongé sur son lit, lumière éteinte, en attendant le sommeil. Il choisissait des mots, construisait des phrases. Il lui arrivait de suivre une idée plusieurs jours d’affilée, écrivant dans sa tête des pages entières, qu’il aimait se répéter, quelquefois à voix haute. Il aurait pu tout aussi bien faire craquer ses doigts, ou enchaîner des exercices de gym, toujours les mêmes. C’était un truc physique. Il aimait ça.
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La petite communiste qui ne souriait jamais, Lola Lafon
Résumé ici. Je continue mon exploration des romans de Lola Lafon (j’ai rarement cette envie de tout lire d’un.e auteur.e, mais c’est une sensation délicieuse), et à chaque fois, son écriture vient émouvoir quelque chose en moi d’indéfinissable, même si ce roman-ci n’est pas celui que j’ai préféré d’elle.
« Comment était Nadia Comaneci quand elle était bébé ? » demande ce journaliste la semaine passée. Il prononce Co-ma-ne-ci comme si elle ne connaissait pas le nom de sa fille. Et c’est ce « Am stram gram am stram gram je te man-ge-rai je te dé-vo-re-rai » qui lui revient, ce « À qui est ce pied ? À qui est cet œil ? Et le ventre ? Et la tête, la tête, hein, à qui on la donne ? » Parfois, on jouait dans le jardin, je la retenais contre moi, toute moelleuse et essoufflée d’avoir couru, elle voulait toujours courir et tout faire seule – singurica singura –, se coiffer seule, s’habiller seule, sa main repoussait ma cuillère remplie de riz. Et Gheorghe répétait ça aux voisins, ah ça, elle sait ce qu’elle veut, bien sûr, pour lui, c’était facile d’admirer ça, moi aussi, j’essayais de l’admirer, mais cette volonté d’un bébé de trois ans de s’éloigner sans cesse de moi, comme pour me prouver mon inutilité, me donnait parfois envie de dire, je ne la connais pas, ça n’est pas la mienne.
Elle n’était pas avec nous autres, voudrait-elle répondre au journaliste. Elle était seule.
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Les mains libres, Jeanne Benameur.
Résumé ici. Retrouver l’écriture dépouillée de Jeanne Benameur pour dire les histoires du monde. La rencontre de Madame Lure, petite vieille dame à l’existence trop rangée, et de Vargas, sur la route sans cesse. Un beau texte sur les liens improbables et les influences qu’on a les un.e.s sur les autres, sur l’immobilité et l’errance, et ce qui fait une vie.
Vargas reprend sa marche dans les rues.Il est toujours à sa place d’errant. Mais pour la première fois, un lien s’est tissé avec quelqu’un de la ville. Son regard sur les pierres des murs est différent parce qu’Yvonne aussi y a peut-être posé le sien.Est-ce que c’est cela habiter un lieu ? Est-ce que c’est sentir, où qu’on aille, que les autres nous accompagnent aussi de leurs passages innombrables ? Est-ce qu’il faut ces empreintes réitérées pour que les lieux soient vivants ? Lui, il avait toujours été attiré par les terrains vagues.
Est-ce que c’est dans les villes qu’on apprend à être semblable ?
Vargas avance. Toutes les questions jaillissent enfin de façon claire en lui. Pour la première fois, il a l’impression qu’il tient le bout de l’écheveau pour dévider les réponses.
Il s’agit d’Yvonne.
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L’écorce et la chair, Eric Pessan.
Résumé ici. De passage chez Mam (en voie de devenir ma première conseillère en termes de chozàlire), j’ai découvert (et pleuré sur) ce texte fou d’Eric Pessan (que je suis par ailleurs avec grand bonheur et nombreux éclats de rires sur Facebook avec ses mésaventures de train (entre autres) et sur son site, Parfois je dessine dans mon carnet). Le texte — émouvante errance mystérieuse jusqu’en Italie d’une femme et d’une enfant à l’arrière de la voiture (qui sont-elles, que font-elles, où vont-elles ?) — est magnifiquement mis en valeur par les aquarelles de Patricia Cartereau. Je ne connaissais pas encore les éditions du Chemin de fer, voilà qui est chose faite, et c’est heureux : leurs livres sont superbes !
Les yeux de l’enfant posent une question que la femme ne veut pas voir, la femme ne comprend plus rien, elle ne comprend même plus le visage de l’enfant.
Elle ne sait pas pourquoi à quelques mètres l’un de l’autre, une fleur parvient à fendre une pierre et un oiseau se couche dans un fossé. Elle ne sait pas pourquoi certains se relèvent et d’autres gardent en eux toute une vie l’empreinte d’une main qui contrarie leur croissance. Le soir ne décide pas à décliner. Les journées pourtant devraient déjà raccourcir. Il est mort, dit la femme, étonnée d’entendre sa propre voix, étonnée d’avoir parlé pour dire une telle évidence. L’explication, pourtant, semble rassurer l’enfant qui coupe une grande brassée d’herbe folle, la jette sur l’oiseau, puis s’éloigne faire le tour de la chapelle. Le mouvement de l’enfant rend sa liberté à la femme, elle se tend sur la pointe des pieds, essaie de déplier son dos, lentement, et c’est comme si elle gagnait cinq ou six centimètres, comme si sa colonne vertébrale n’était plus un bois tord, comme si le harnais n’entamait plus sa peau. La sensation s’ajoute à la beauté du soir.
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Et vous, quels sont les livres qui vous accompagnent en ce moment ?