Ce matin-là, c’est le dernier atelier à La Louvière. C’est un atelier que j’aime bien mais dont la logistique me coûte en énergie : je pars de chez moi à sept heures du matin, je reviens à Bruxelles à 13h30, le tout pour à peine deux heures d’animation. Mais pas de déconfiture, l’avantage quand même, c’est le nombre d’épisodes des Pieds sur terre que je peux rattraper dans ces mercredis-là, qui est assez important !
L’atelier à La Louvière (celui-ci, en tout cas, parce qu’il y a aussi eu le projet avec les ouvriers, tout à fait différent) est destiné à un groupe suivi par le CPAS, à la base seulement des femmes, mais qui ont été rejointes en cours d’année par un homme, K., qui n’a pas la langue dans sa poche, et qui dit les choses franchement, comme si les filtres du « politiquement correct », du « potentiel jugement de l’interlocuteur », de l’autocensure, entre autres, n’existaient pas pour lui. Ce qui donne toujours des échanges aussi enrichissants que déroutants – et souvent extrêmement drôles.
L’atelier a lieu dans le cadre du partenariat avec la bibliothèque, et nous avons écrit ensemble, tout au long de l’année, sur ce qu’étaient l’écriture justement, et la lecture, sur les livres, les histoires, les différents alphabets, et puis aussi, alors, la calligraphie, et de là, les idéogrammes pour dire les prénoms en chinois, et la signification de nos noms, et donc, par glissement, l’identité, le caractère, et soi comme lecteur ou non-lecteur, scripteur ou non-scripteur… Entre les ateliers, le groupe assistait à des rencontres, des visites : les coulisses de la bibliothèque, le bibliobus, une séance de calligraphie…
La semaine précédant ce dernier atelier, le groupe s’était rendu dans une librairie, muni de Chèques-livres, qui leur permettaient de choisir un ou plusieurs livres, de manière tout à fait libre. Un retour et un partage des livres achetés seraient faits quelques séances plus tard. Petit sentier tracé vers la littérature.
De mon côté, j’ai prévu de partir de l’idée que « tout a déjà été écrit », pour finalement leur proposer de composer des quatrièmes de couverture surréalistes en cadavres exquis pour qu’il y ait encore d’autres possibles…
Ce que j’aime dans ce groupe, c’est qu’il m’interpelle sur ma façon à moi de lire, d’écrire, d’avoir été élevée en sachant toujours les horaires d’ouverture de la bibliothèque et à combien de bouquins on avait encore droit. Avec ce groupe, je ne cesse d’être surprise et reconnaissante de cette chance-là, une piqûre de rappel continuelle. Je me souviens du premier atelier où nous avions passé de longues minutes à essayer de définir l’écriture pour que finalement chacun se rende compte qu’il écrivait déjà, des listes de courses, des textos. Mais c’était loin d’être évident.
Et à nouveau, petite bavure, je me retrouve à vouloir faire écrire des quatrièmes de couverture en cadavres exquis, à des gens qui ne savent pas ce que c’est qu’un cadavre exquis… ni une quatrième de couverture (et en tête, cette chanson de Delerm). Alors on montre, on regarde, on parle de ce à quoi ça sert. Et puis je fais un tour de table, pour que chacun·e explique comment il/elle a choisi son livre. N., un livre de chansons, pour ses enfants, et un de cuisine ; D., un sur la réflexologie ou l’acupuncture ?, et sur les remèdes de grand-mère… Et puis K., donc. K. a choisi un livre sur Hokusai, Trente-six vues du mont Fuji. Il dit « mais ce n’est pas du texte, hein, mais des images, comment te dire, je sais pas trop t’expliquer, mais si j’avais le livre là avec moi je saurais. » Mais ce qui m’intéresse ici, ce n’est pas tant le contenu du livre mais la raison pour laquelle c’est vers celui-ci qu’il est allé. « Tu avais envie d’un livre sur le Japon ? »
« Ben, ma voiture, elle est japonaise, alors je me suis dit, oui, je voulais voir ce qu’on fait là-bas… j’imagine que les gens qui ont une voiture allemande, ils font pareil avec l’Allemagne, non ? Non ? »
…
Au fond, je souhaite qu’il ait raison.