Vous aimez jouer avec les mots ? Vous avez alors sans doute déjà fait l’expérience des exercices oulipiens et de la contrainte créative. Acrostiches, cadavres exquis et lipogrammes (écrire sans une lettre spécifique) n’ont peut-être plus de secrets pour vous. Dans cet article, je partage avec vous l’un de mes jeux littéraires préférés : le poème fondu. Et si la poésie vous fait peur, pas de panique ! On ne parlera ici pas de rimes ou de strophes, ni de sonnets ou d’alexandrins. De plus, un poème fondu peut tout à fait être écrit en prose ! Alors, la proposition vous intrigue ? C’est parti pour un petit tour d’horizon de cette invention littéraire délicieusement créative et créatrice.
Mais avant de parler du poème fondu à proprement parler, qu’est-ce que c’est que cette histoire d’OuLiPo ?
L’OuLiPo et l’écriture sous contrainte
Des rats et un labyrinthe
L’OuLiPo, l’Ouvroir de Littérature Potentielle est un groupe de recherche littéraire né dans la deuxième moitié du XXe siècle. Il a été créé par le mathématicien (oui oui, ça n’empêche pas d’aimer les jeux de mots et la littérature) François Le Lionnais et l’auteur Raymond Queneau. Ces deux amis partent du principe que la contrainte libère la créativité. Ils le formulent même ainsi : un auteur oulipien, c’est « un rat qui construit lui-même le labyrinthe dont il se propose de sortir. ». Selon eux, il est plus facile d’écrire quand on a des contraintes formelles fortes plutôt que quand on a toute latitude sur comment écrire. De là sont nés des tas de jeux d’écriture (parfois on ne peut plus sérieux !). Raymond Queneau a par exemple écrit Exercices de style. Il y décrit un incident dans un autobus de 99 manières différentes !
Un non-mouvement littéraire prolifique…
On parle souvent de l’OuLiPo au passé. On évoque par exemple Georges Perec qui a écrit La Disparition, texte sans la lettre E (un lipogramme, donc). Mais il faut savoir que l’OuLiPo existe toujours aujourd’hui (mais se défend d’être un mouvement littéraire). Ses membres inventent régulièrement des consignes d’écriture inédites. Cela permet ainsi la création de nouvelles formes, et une exploration sans limites de la littérature. De nombreux exemples de ces contraintes littéraires sont répertoriés dans cette Anthologie de l’OuLiPo, publiée sous la direction de Marcel Bénabou et Paul Fournel aux éditions Gallimard.
… et un peu frappadingue 😆
Il y a une anecdote que j’aime beaucoup et qui témoigne bien, à mon sens, du côté un peu… doux-rêveur (oui, c’est une autre manière de dire “complètement perché”) des Oulipiens. (Côté que j’affectionne beaucoup par ailleurs). Parmi les membres vivants de l’OuLiPo, on trouve par exemple Olivier Salon, Jacques Jouet, Éduardo Berti, ou encore Ian Monk… Ils se retrouvent régulièrement en réunion (et font des lectures à la Bibliothèque nationale). Sur les PV de leurs séances, les morts (les écrivains Georges Perec, Italo Calvino, Michelle Grangaud, l’inventrice du poème fondu, et d’autres) sont, quant à eux, excusés aux réunions « pour cause de décès » !
Le poème fondu, mode d’emploi
Sur le site de l’OuLiPo, la définition du poème fondu commence comme ça :
« Le poème fondu consiste à tirer, d’un poème donné, un autre poème plus court, par exemple d’un sonnet, un haïku. On ne doit pas employer dans le haïku d’autres mots que ceux qui sont dans le sonnet, et on ne doit pas les employer plus souvent qu’ils ne le sont dans le sonnet. »
Ça, c’est donc la version originale de cette forme littéraire, inventée par Michelle Grangaud, une des rares autrices de l’OuLiPo. Mais comme j’aime à le répéter en atelier d’écriture, la proposition n’est qu’un prétexte à la mise en mouvement de nos mots. Et je me permets donc quelques libertés en ce qui concerne le poème fondu… Tout en en respectant les contraintes principales.
Pour devenir « poète fondant » et profiter de ce jeu littéraire :
Prenez un texte A (la double-page d’un livre de votre choix — contrairement aux caviardages, pas besoin de le déchirer, ouf !). Vous n’avez le droit qu’aux mots de cette double-page pour écrire un texte B.
- NORMALEMENT, vous n’avez pas le droit d’utiliser les mots plus de fois qu’ils ne sont dans le texte. Imaginez que vous découpez votre double-page, vous devriez pouvoir faire un collage de votre poème, sans que rien ne manque. Mais bon, si vraiment vous voulez utiliser un mot plusieurs fois, deux, trois, ou cent-mille… allez‑y !
- NORMALEMENT, vous devez garder les mots du texte-souche absolument tels quels. Mais parfois, un masculin serait drôlement mieux au féminin. Ou un singulier aurait besoin d’un ‑nt à la fin pour servir votre texte… allez‑y aussi !
- NORMALEMENT, les mots de votre poème doivent TOUS être dans le texte. Mais il arrive que vous ayez mal lu… Ou qu’un mot ressemble à un autre à s’y méprendre ! Et ouuups, le voilà utilisé dans votre poème… Et c’est ok !
Car l’essentiel, c’est d’écrire et de dépasser le syndrome de la page blanche, n’est-ce pas ? À vous de voir ensuite le degré de contrainte que vous vous imposez ! Après tout, dans « jeu poétique », il y a quand même « jeu » !
Un poème fondu, ça ressemble à quoi concrètement ?
Pendant un an (jusqu’au 26 juillet 2019), nous sommes un petit groupe littéraire à faire de l’écriture expérimentale à base d’un poème fondu par jour. C’est parti de mon plaisir à redécouvrir la consigne du poème fondu en juin dernier. Ça s’est transformé en un projet un peu plus… ambitieux. Chaque jour, je propose donc sur le groupe FB créé pour l’occasion un texte-souche. Celui-ci est composé des pages 30 et 31 (choix aléatoire) de n’importe quel livre. À chacun et chacune de s’en emparer pour écrire son poème. Je vais donc partager non pas UN poème fondu mais CINQ d’entre eux, à partir du même texte de base. Car c’est bien ça, le supplément de bonheur à l’exercice, comme souvent dans les ateliers d’écriture. Découvrir les poèmes d’autres à partir des mêmes textes littéraires d’origine.
Ces pages-souches sont les pages 30 et 31 de La folle rencontre de Flora et Max, de Martin Page et Coline Pierré, aux éditions L’école des loisirs.
Cette variété des voix, je trouve ça réjouissant !
Et comme nous ne sommes certainement pas arrivé·e·s à l’épuisement de cette double-page, n’hésitez pas à vous lancer dans un poème fondu à partir de ce texte-souche et à partager votre expérimentation en commentaire !
Pourquoi écrire des poèmes fondus
Avec le poème fondu, on peut écrire soi ou faire écrire des élèves. C’est une des contraintes d’écriture de l’OuLiPo faciles à comprendre et à mettre en œuvre. On peut d’ailleurs l’aborder dès l’école élémentaire. Voici les avantages que je vois à la pratique du poème fondu.
Contrer la page blanche
Le poème fondu fait partie des formes poétiques basées sur des textes préexistants. Cela en fait un antidote parfait à la page blanche. Puisque l’on part d’un texte déjà écrit, la page blanche n’existe pas. On a déjà des mots à disposition ! Il n’y a plus qu’à en piocher, les mélanger, les réagencer et voir ce qui se passe… Une façon joyeuse et décomplexée de produire des textes créatifs.
Explorer son style littéraire, sa voix
Quand elle écrit un poème fondu, Marie-Laure essaye « dans la mesure du possible de garder quelque chose de l’univers de l’auteur »… Tout en affirmant sa propre voix, texte après texte. En écrivant des poèmes fondus régulièrement, on explore son propre style. Comment faire, d’un texte à chaque fois différent, un poème qui à chaque fois nous ressemble, ou du moins ressemble à une partie de nous ?
Découvrir des textes et des mots
Côtoyer régulièrement une double-page d’un texte littéraire, y plonger minutieusement, se laisser bercer ou porter par une nouvelle façon d’utiliser la langue. Que d’occasions d’ouvrir des livres dont on n’a pas l’habitude, de parcourir les rayons de sa médiathèque pour l’occasion. Belles découvertes en prévision !
Si vous êtes enseignant·e et que vous avez envie de partager la pratique du poème fondu avec vos élèves, ça peut aussi être un très bon moyen de découvrir un genre, ou une première entrée dans une œuvre littéraire au programme.
Au-delà de découvrir des textes et des auteurs ou autrices, le poème fondu peut être l’occasion de s’approprier la langue autrement. Delphine me dit : « Ce qui me plaît, c’est de tomber sur des mots que je connais pas, de les chercher dans le dictionnaire et de me donner le défi de les utiliser dans le poème. »
Cultiver l’émerveillement et le jeu
Ça, c’est surtout le cas si vous êtes plusieurs à écrire un poème fondu à partir d’un même texte. Embarquez dans l’aventure votre grand-mère ou votre copain d’enfance ou à tou·te·s les élèves d’une même classe, et régalez-vous de voir comment un autre que vous ne s’arrêtera pas sur les mêmes mots, les mêmes tournures. À quel point vos poèmes seront différents, alors qu’ils comporteront quand même peut-être des mots similaires.
Et puis, le poème fondu a un côté très ludique, et un peu transgressif. On pique des mots à d’autres, et on les mélange pour en faire autre chose. En classe, on peut même discuter des limites que cette pratique peut avoir, du danger de transformer le discours des autres…
Découvrir une contrainte formelle « molle »
Le poème fondu permet de découvrir l’exercice de la contrainte, mais d’une manière plus simple et souple que d’autres contraintes dites « dures » (le lipogramme ou le palindrome, par exemple). J’aime le poème fondu pour toute la liberté qu’il me permet et l’impression que je peux vraiment écrire « en étant moi », contrairement à d’autres contraintes qui me semblent plus enfermantes, et qui, pour moi, perdent de leur intérêt.
Accumuler de la matière l’air de rien
La pratique régulière du poème fondu est un excellent moyen d’accumuler de la matière et des mots dans vos cahiers. Petit à petit, sans exactement s’en rendre compte. Et puis tout à coup, ça remplit des pages de document texte et on peut relire tout ça, voir des axes se dégager, des poèmes venir nourrir (ou pas) d’autres manuscrits personnels. On peut remélanger, classer, en faire des petits recueils, des lectures, ou des cartes postales (grâce au graphisme de Nirine Arnold).
Conseils et techniques pour écrire un poème fondu
Ça y est, vous frétillez d’impatience à l’idée de vous lancer dans la création littéraire grâce au poème fondu ? Que ce soit de manière ponctuelle, ou en guise de rituel pour démarrer vos séances d’écriture, je ne peux que vous recommander la pratique de cette jolie forme poétique… Voici quelques conseils pour démarrer.
Bien choisir son livre
A priori, tout support avec du texte dessus peut faire office de texte-souche pour un poème fondu. Dans le petit groupe littéraire au sein duquel nous écrivons un poème par jour pendant un an, nous varions les plaisirs. Livre autobiographique, mémoires, roman historique ou d’anticipation, livres récents, classiques ou contemporains. Premier roman, Pléiade ou Harlequin, référence littéraire, ou ouvrage vivement critiqué, tous les genres littéraires sont les bienvenus. On peut même s’amuser à aller grappiller des mots dans une bande dessinée. Ou un programme de théâtre, une encyclopédie des sciences ou un manuel de mathématique niveau lycée. Vive la littérature expérimentale ! Mais pour vos premiers poèmes fondus, faites simple.
- Sélectionnez la double-page d’un roman, plutôt que celle d’un livre de maths par exemple. Histoire de maximiser vos chances de tomber sur des mots sympas.
- Il peut être plus facile de « fondre » un texte que vous n’avez pas encore lu ou pas trop aimé. S’il s’agit de votre livre préféré, peut-être trouverez-vous difficile de « casser » le texte en y piochant seulement des mots. Comment faire « aussi bien » que votre écrivain adoré ? Vous risquez de vous sentir un peu bloqué·e…
- Et si vous n’y arrivez pas, n’hésitez pas à changer de texte-souche ! Certaines pages résistent beaucoup plus que d’autres, et ce n’est pas toujours les mêmes pour tout le monde. Testez et ajustez !
Techniques pour écrire un poème fondu
Une fois que vous avez le texte de base idéal, il y a plusieurs techniques pour écrire votre propre poème. J’en ai discuté avec les poètes du groupe Fondu·e·s de fondus. Voici un récapitulatif des façons de réaliser cette consigne d’écriture. Parfois, elles évoluent au fil des semaines, parfois pas : on a trouvé sa façon de faire et on la garde !
- Le classement des mots. C’est une proposition de Delphine, qui construit son poème fondu en commençant par classer par colonnes noms, adjectifs, adverbes, verbes. Une bonne façon de voir ce qu’on a à disposition avant de se lancer. (Et de réviser les classes grammaticales avec vos élèves le cas échéant.)
- La chasse aux papillons. Sophie, quant à elle, “attrape des noms, des verbes, des adjectifs et adverbes [qu’elle] associe pour composer [s]on poème.” C’est plus intuitif, moins organisé.
- La lecture désordonnée. Voici la technique de Claude : “Je lis dans la non chronologie, je promène mon regard dans les mots de l’auteur de façon chaotique, anarchique. Parfois je ne lis pas tout, j’abandonne les phrases un peu floues sur la photo. […] J’essaie de choper un mot, une sonorité, un mot-pulsion qui conviendrait à mon humeur floue du matin et c’est parti. Assemblage, désossage, délire… Dans un premier temps je cherche, en disant à voix haute, une émotion venue juste de la juxtaposition, des sonorités, de la fluidité ou des ruptures, des répétitivités ou des télescopages.”
Laisser faire le poème
Un dernier conseil pour apprendre à écrire un poème fondu : le lâcher-prise ! Le poète « fondant » amateur s’en rendra vite compte : le poème peut se faire “malgré” de soi. Après avoir attrapé quelques mots mêlés ou expressions, on pourrait tout à coup savoir absolument ce que l’on veut dire… Et grogner de ne pas trouver les mots manquants dans notre page. Sauf si vous avez décidé, comme suggéré plus haut, de ne pas tout à fait respecter la contrainte ! Il faut donc arriver à « lâcher » et à voir où le poème peut (et veut ?) nous emmener… peut-être que ce sera un peu surréaliste, décalé, expérimental, comique… un aperçu de la littérature, en somme ?
La magie du poème fondu
En guise de conclusion, je laisse la parole à Claire : « Après tout, les mots étaient déjà là : dans la double-page. Je pouvais prendre la matière, et modeler les mots comme de la terre. J’ai eu envie de jouer. Et sincèrement, c’est juste fabuleux car l’écriture était devenu un sujet de torture pour moi. Cette fois, l’envie et le plaisir sont devenus beaucoup plus forts que la peur de mal faire ou l’envie de bien faire. »
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C’est tout pour aujourd’hui !
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