La première fois que j’ai entendu parler de Jeanne Benameur, c’était par un prof d’EPS au lycée, un prof qui m’a appris à jongler entre midi et deux les jeudis. J’aimais son calme et la douceur de sa voix. En jonglage, il m’avait appris une figure qu’il n’arrivait pas à réaliser lui-même, et ça aussi, j’avais aimé. L’idée m’impressionnait : enseigner quelque chose qui nous dépasse. Un jour, il a parlé des Demeurées, que j’ai lu peu de temps après.
Plus tard, à la fac, c’est Mam qui m’a reparlé de Jeanne Benameur, et un jour, elle m’a offert Présent ?, récit tendre et dur de la vie d’un collège de banlieue, solitudes de chacun.e mises les unes à côté des autres. Elle avait écrit un mot sur la première page, “parce que si je deviens prof, je ferai des ateliers d’écriture”. Aujourd’hui, Mam est prof, et elle fait des ateliers d’écriture, ça m’a fait sourire de retomber sur ces mots-là.
Plus tard encore, j’ai lu Les insurrections singulières, qui parle de l’usine et de l’ailleurs, du fait de partir, c’était au moment de mes expatriations multiples, ça m’a touchée, j’en ai recopié de longs extraits, je l’ai prêté, je ne sais plus à qui, je l’ai perdu.
Après j’ai lu plein d’autres choses d’elle, et j’aime qu’il y en ait tellement que je n’en suis pas encore au bout. En atelier, j’ai souvent sur ma table au moins un livre de Benameur, des extraits de Profanes, de Pas assez pour faire une femme, ou de ses poèmes.
Il y a quelques mois, un soir, je suis rentrée chez moi, j’avais un paquet qui venait de La Rochelle, et à l’intérieur Les insurrections singulières. Cette fois, il était dédicacé, par Jeanne Benameur elle-même, et la douce amie qui m’offrait ce cadeau me disait, “je ne sais pas si tu connais, mais quand j’ai vu ce livre, j’ai pensé à toi et au projet d’atelier avec les ouvriers dont tu nous as parlé.” Evidemment je connaissais, donc, mais avec les ouvriers, je n’avais pas pu l’utiliser car j’avais perdu mon exemplaire.
Quelques mois plus tard, une amie instit à 800km de chez moi me disait qu’elle n’arrivait à lire que de la littérature jeunesse, que la littérature adulte à ce moment-là lui paraissait toujours trop ampoulée. La fois suivante où je l’ai vue, je suis passée à la librairie, je lui ai offert un livre de Benameur, mais je ne sais plus lequel. Je sais juste qu’elle a adoré, et que la fois d’après, j’ai pioché Présent ? dans ma bibliothèque pour le lui prêter.
Elle me l’a rendu il y a quelques semaines, alors qu’on était en vadrouille ensemble, et que je m’apprêtais à l’embarquer chez Mam et que je me réjouissais de leur rencontre. Et c’était drôle, qu’elle me rende ce livre-ci que m’avait offert des années plus tôt cette amie-là, et que les liens se tissent avant même que les gens ne se croisent.
Je raconte tout ça (en laissant plein d’autres épisodes encore de côté) parce que je me rends compte qu’en fait, les livres, c’est aussi un moyen supplémentaire de me lier aux gens, de faire des ponts, de tendre des fils. Que mes lectures me viennent souvent de personnes aimées, et que moi en retour, j’aime vider ma bibliothèque et la faire voyager chez celleux qui sauront l’apprécier. Que les bouquins sont d’excellents puits à coïncidences, et qu’il serait dommage de s’en priver. Au fond, les livres que je lis sont si liés aux gens, qu’il m’est difficile de parler des premiers sans évoquer les seconds. Et que ce n’est peut-être pas si grave, parce que pour moi, il ne s’agit que de ça, la vie : les livres et les proches, l’amittérature.
Bref, je me suis donc retrouvée cet été avec Présent ? dans ma sacoche, et rien d’autre à lire, et je l’ai donc relu, avec plaisir. J’y ai retrouvé ce passage sur la documentaliste qui anime des ateliers d’écriture, et j’aime sa justesse. C’est l’extrait que je vous partage.
Au milieu des livres, l’élève que rien ne préparait à être là écoute. Mlle Pascalet parle.
L’orthographe, on ne s’en préoccupe pas tout de suite. D’abord on part chercher ce qu’on a à écrire. On ne s’inquiète pas de la correction de la langue maintenant. On s’aventure. On part en explorateur. Comme les chercheurs d’or, on ose aller creuser dans la boue. Il ne faut pas hésiter à se salir les mains quand on veut écrire. Allez. Du courage et de la rigueur. D’abord avec soi. On essaie d’écrire ce qu’on a vraiment à écrire. Et à sa façon. Comme on le sent. On peut tout se permettre, de toute façon on retravaillera. Pour aller encore au plus près de ce qu’on est, avec les mots. Elle dit : “Avec les mots on devient.”
Avec les mots, on devient… D. ne comprend pas ce que cela veut dire mais ça lui plaît.
Il n’a jamais entendu affirmer qu’il ne fallait pas s’occuper de l’orthographe. Et s’il y a des fautes dans ce qu’ils écrivent ?
Mlle Pascalet leur assure maintenant qu’ils connaissent bien plus de mots qu’ils ne le pensent parce que des mots, ils en entendent, ils en lisent partout et que, même s’ils ne les utilisent pas, les mots font empreinte.
Elle parle drôlement. Il vient de s’imaginer des mots au bout de l’index, pressés au bas d’un papier officiel, les empreintes comme dans les films… “les mots font empreinte”…
L’extrait résume bien le cadre que j’essaie de poser à chaque atelier, le filet de sécurité dans lequel on peut sans crainte se laisser tomber. Ca me donne presque envie de le lire en début de séance, c’est si bien formulé 🙂
Après Présent ?, je suis rentrée à la maison, et j’ai lu un soir Loïc Demey, qui, comme l’encourage la documentaliste écrit “ce qu’on a vraiment à écrire. Et à sa façon”. Je, d’un accident ou d’amour, courte nouvelle ou long poème au titre intriguant et aux superbes éditions Cheyne, est aussi un cadeau qui me vient de La Rochelle (quelle chance !). C’est un texte qui vient faire vaciller le langage, qui vient chambouler notre façon de dire. Les verbes en sont absents et c’est le.la lecteur.trice qui reconstruit le sens des mots en énigme. Une histoire d’amour comme on en a lu cent, mais une langue qui interroge : comment dire les sentiments quand ils nous chavirent ? Quel espace de manoeuvre pour réinventer les mots ? Un texte qui s’échappe et bouscule.
Je l’au-revoir du quai, elle me cadeau d’un baiser avant disparition. Je larmes et m’injuste, je me rage, je me seul en voiture. Je me ville, je me boulevard périphérique, je sanglots de plus grand et m’aveuglement avec peine et courroucé. Je me vitesse et perte de contrôle.
Je dérapage. Un arbre. Ma tête se coup dans le volant. Je m’inconscient puis m’ouverture un oeil. Rétroviseur. Rien de gravité ou presque rien.
Depuis ma pensée se confusion et mon langage se désordre. En cause d’Adèle ? A raison du choc. J’ignorance l’exact comment du pourquoi. Je me perdition des mots, je m’égarement des phrases. Mes idées en déréglage et expression d’incohésion.
Je, d’un accident ou d’amour.
Présent ?, Jeanne Benameur, éd. Folio.
Je, d’un accident ou d’amour, Loïc Demey, éd. Cheyne.